Public contre privé!

par 11.02.2018Finance, Le Temps

Investir dans des actifs non cotés aide à accéder aux compétences spécifiques des acteurs, à diversifier un portefeuille en termes sectoriels, et surtout à gagner de l’exposition aux sociétés du futur ou en transformation. Un défi majeur, très stimulant et au coût de gestion plus élevé, mais avec de meilleures performances sur la durée

 

Publié dans la chronique « Un oeil sur la place financière » dans « Le Temps » du 11 février 2018

Avide lecteur de chroniques financières, je ne manque pas de relever régulièrement des éléments – souvent considérés comme secondaires ou anecdotiques – qui, lorsqu’ils sont mis bout à bout, révèlent des tendances lourdes qui influencent les marchés financiers. Voici un petit recueil des informations qui ont récemment retenu mon attention:

1. Le nombre d’indices boursiers (plus de 3 millions!) est aujourd’hui 70 fois supérieur au nombre de titres cotés. Ce phénomène a pris une ampleur impressionnante ces dernières années grâce à l’augmentation exponentielle des capacités de calcul, mais surtout en réponse à la forte demande pour des produits financiers reposant sur des indices. Ces indices se sont largement développés pour tenir compte de composantes monétaires, sectorielles, thématiques ou de taille par exemple. Cela démontre également la préférence grandissante des investisseurs pour des approches d’investissement dites «top-down».

2. Le nombre de titres cotés est en constante diminution depuis plus de vingt ans, cela tout particulièrement aux Etats-Unis et en Europe. Ce phénomène de «de-equitization» fait l’objet de nombreuses analyses qui tentent d’en expliquer les causes. Dans les années 90, Michael Jensen (Harvard Business School) argumentait sur les tensions entre les propriétaires et les managers quant à l’utilisation du cash-flow libre et la tentation de recourir plus à la dette en sortant des marchés cotés. Plus tard, les considérations fiscales permettant les rachats d’actions ont gagné en popularité à mesure que les taux d’intérêt baissaient. Enfin, plus récemment, le contexte économique de faible croissance a incité de nombreuses entreprises à procéder à des acquisitions stratégiques plutôt que d’établir de nouvelles capacités de production, induisant ainsi une vague de fusions et acquisitions sans précédent.

3. De nombreuses sources (académies et organismes de réglementation) font état de statistiques qui montrent que plus de 50% des volumes de transactions dans les marchés des actions, des dérivés et des bons du Trésor sont générés par des ordinateurs (algorithmes).

4. Au cours des dix dernières années, les fonds passifs sur les indices boursiers globaux ont collecté près de 2000 milliards de dollars, alors que, pendant la même période, les produits de gestion active en actions ont «décollecté» plus de 1500 milliards de dollars. Cet appétit pour ces produits simples à appréhender et bon marché peut aisément se comprendre. Toutefois, les implications à moyen et long terme pour l’économie et les marchés ne manquent pas d’inquiéter. La prolifération de cette approche crée notamment mécaniquement des risques importants de mauvaise allocation du capital.

5. La taille des marchés privés (c’est-à-dire des véhicules d’investissement non cotés) a fortement progressé dans toutes ses dimensions (fonds propres, dette, immobilier, infrastructure) et se monte aujourd’hui à plus de 4500 milliards de dollars. D’après le consultant Preqin, le marché du private equity à lui seul a doublé en dix ans pour atteindre environ 2500 milliards de dollars, indiquant un intérêt marqué des investisseurs (essentiellement institutionnels) pour d’autres avenues d’investissement.

 

Quels enseignements tirer de ces observations?

Il est évident que les marchés financiers ont énormément changé depuis le passage au nouveau siècle, tant dans leur structure que leur mode de transaction, leur composition et la manière dont les investisseurs les abordent. Durant cette période, deux chocs majeurs (2000-2002 et 2008) ont fortement secoué leurs convictions, tuant par la même occasion le fameux «culte des actions».

Le contexte réglementaire a également basculé du côté de la prudence en incitant à diversifier et à constituer des portions plus importantes des portefeuilles en véhicules de taux. En parallèle, la réduction des perspectives de croissance économique a modifié les attentes de performance (à la baisse) pour les placements et les stratégies (de «make» à «buy») des chefs d’entreprise.

Enfin, la «Grande Crise Financière» a mis de nombreuses banques à genoux, induisant une réduction massive de la prise de risque dans les activités de crédit (entreprises et immobilier). Désormais, cet espace est occupé par des acteurs non bancaires, s’appuyant sur des compétences d’«origination» et de structuration avérées. Difficile dès lors pour des investisseurs de long terme de ne pas prendre en considération les marchés privés lorsqu’ils allouent du capital.

 

La vraie gestion active

Si la gestion indicielle permet une exposition directe et liquide, les marchés privés présentent de leur côté un intérêt évident à divers égards. Il s’agit à mes yeux de la version la plus active de la gestion. Tout d’abord, il existe une prime d’illiquidité demandée et captée par les investisseurs (pour engager leur capital pour une longue période sans réelle possibilité de sortir avant le terme).

Mais finalement, le plus attrayant est la capacité d’investir avec des experts qui ont accès à toute l’information pertinente et qui ont une influence directe sur la conduite de l’entreprise. Cette approche permet d’extraire durablement de la valeur ajoutée.

Par ailleurs, le marché privé du capital propre permet de s’intéresser à des sociétés novatrices dans des stades préliminaires de développement. Cela est particulièrement attractif dans une période de «rupture» séculaire dans la société et de modification profonde des modèles d’affaires.

Enfin, de nombreuses entreprises préfèrent désormais passer du «monde public» au «monde privé» pour s’engager dans des restructurations de grande ampleur, tout en étant à l’abri des regards de l’investisseur lambda, trop souvent plus focalisé sur les résultats trimestriels que sur la pérennité de la stratégie à moyen terme.

Le défi de l’investisseur de long terme est donc de trouver le bon équilibre entre la gestion passive et la gestion active (approche cœur-satellite), mais également (et surtout) entre les actifs privés et les actifs publics. Identifier le meilleur accès aux compétences spécifiques des acteurs du secteur privé, diversifier son portefeuille en termes sectoriels, et surtout gagner de l’exposition aux sociétés du futur ou en transformation. Le défi est majeur et très stimulant. Le coût de gestion est certes plus élevé, mais les performances sont sensiblement meilleures sur la durée.

 

Serge Ledermann
Publié dans la chronique « Un oeil sur la place financière » dans « Le Temps » du 11 février 2018

 

Chronique "Un oeil sur la place" du Temps
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