La «grande démission»

par 17.01.2022Finance, Le Temps

Chronique par Serge Ledermann paru dans Le Temps le 16 janvier 2022

En parcourant les scenarii et autres prévisions produites par la communauté financière pour 2022, nous observons que le développement de l’inflation reste l’élément largement dominant. Nous constatons également que la grande majorité des investisseurs n’a pas véritablement connu de contexte où la hausse des prix était un indicateur majeur de la politique de placement. Les plus anciens se souviennent qu’au début des années 1980, Paul Volcker, alors président de la Réserve fédérale, avait dû concocter une mixture suffisamment forte pour éradiquer la spirale inflationniste qui sévissait aux Etats-Unis depuis la seconde moitié de la décennie précédente. Il a simultanément réussi à ancrer les attentes en la matière à des niveaux suffisamment bas pour influencer durablement les comportements, tant des consommateurs que des investisseurs.

Comme chacun le sait, les causes de tensions sur les prix sont diverses et variées, souvent le résultat de la hausse des cours des matières premières agricoles (en lien avec des phénomènes météorologiques notamment) ou de l’énergie (en raison d’influences souvent politiques). La plupart du temps, ces épisodes sont, d’une part, passagers et d’autre part, rapidement atténués par la dynamique du calcul (glissement annuel notamment).

« The Great Resignation »

La pandémie semble modifier la donne, avec cette fois une hausse importante des salaires liée à la pénurie (assez inattendue) de main d’œuvre, aux Etats-Unis principalement, mais pas seulement. Ce phénomène a trouvé son nom, « the Great Resignation » (la « grande démission »), attitude selon laquelle les salariés quittent leur emploi ou délaissent purement et simplement le marché du travail.

Par ailleurs, de nouvelles formes de travail « hybrides » (plusieurs activités en parallèle, cumul des statuts d’indépendant et de salarié, etc.) voient le jour. La livraison des dernières statistiques sur l’emploi américain fait état de plus de 10 millions de postes à pourvoir alors que le nombre de personnes sans emploi est de moins de 7 millions. Durant le dernier trimestre, plus de 4 millions de personnes ont quitté leur travail chaque mois! De nombreux secteurs d’activité se voient contraints d’augmenter sensiblement l’attrait des postes ouverts, essentiellement en revalorisant les salaires. Mais l’histoire semble plus compliquée. Et elle ne touche pas que les Etats-Unis…

Alors qu’on a beaucoup parlé du E de ESG (environnemental, social et gouvernance) en 2021 (CPO26 oblige!), il se pourrait bien que le S occupe le devant de la scène en 2022. Une analyse plus fine de la situation démontre que ce sont avant tout les collaborateurs de 30 à 45 ans, principalement dans les secteurs de l’hospitalité, la restauration, la distribution et la santé, dans des classes salariales basses à moyennes, qui sont concernés. Le secteur de la technologie n’est pas épargné non plus.

Avec la pandémie, beaucoup de personnes estiment se trouver face au miroir de la vie et se demandent comment mener la suite de leur existence

« You Only Live Once »

Les principales explications fournies par les consultants qui ont mené l’enquête pointent majoritairement vers l’augmentation du stress, et ceci pour différentes raisons: la lassitude liée au travail à distance (home office), la pression grandissante dans les domaines confrontés à la pandémie (santé) ou ceux directement impactés par la pandémie (hospitalité). Les difficultés liées à la logistique familiale face à la nouvelle configuration scolaire et professionnelle sont également relevées.

S’il est difficile de généraliser, on peut affirmer que la relation vis-à-vis du travail se trouve profondément modifiée par la pandémie. Beaucoup de personnes estiment se trouver face au miroir de la vie et se demandent comment mener la suite de leur existence. La notion de YOLO (You Only Live Once, on ne vit qu’une fois) est très présente dans les analyses de ce phénomène. On peut donc s’interroger quant à la continuité de cette situation: configuration passagère ou changement durable ?

Par ailleurs, chacun devant subvenir à ses besoins, les considérations purement matérielles demeurent. Une chose est sûre cependant, les employeurs ne peuvent ignorer cette situation nouvelle et doivent impérativement développer des stratégies de rétention plus robustes : salaire équitable, formation, possibilités de développement, cadre de travail décent.

Le salaire médian stagne depuis 1970

A propos des salaires, Il est frappant de constater que le salaire médian stagne en termes réels depuis le début des années 1970 aux Etats-Unis (soit à partir de l’abandon de l’étalon or pour le dollar), ne parvenant plus à suivre l’évolution du produit national brut ! L’adoption de structures commerciales et réglementaires beaucoup plus libérales, suivies de politiques monétaires plus laxistes dès la fin des années 1980, et enfin l’augmentation massive de l’endettement ont permis aux entreprises de se débrider face aux contraintes à la croissance, laissant souvent le salarié sur le bas-côté.

Le passage des générations et la succession des crises au cours des vingt dernières années sont autant d’éléments qui transforment les rapports de force. Les salariés de la catégorie des millennials et de la génération Z ne sont clairement plus dans la philosophie du « devoir » des générations précédentes.

Les enquêtes menées auprès d’eux démontrent le développement d’attitudes moins mercantiles et plus axées sur l’équilibre et le développement. Une enquête récente du WEF relève que l’érosion de la cohésion sociale figure maintenant au sommet des préoccupations des citoyens. Les revendications exprimées de manière plus vocale par les forces vives du marché du travail (« Worker Lives Matter ») méritent d’être écoutées, car elles permettront aux entreprises attentives d’attirer et/ou conserver les talents, tout en créant un climat de travail qui développe une véritable productivité liée à l’envie (par opposition à l’unique performance de l’outil).

Hausse du salaire minimum

Par ailleurs, le niveau du salaire minimum est revu à la hausse. Aux Etats-Unis, si le salaire horaire fédéral minimum va passer prochainement à un peu plus de 10 dollars (l’administration Biden s’engage à le porter à 15 dollars d’ici 2025), de nombreuses entreprises ont déjà pris les devants en proposant souvent plus de 15 dollars.

Ce phénomène se propage en Chine (le mouvement lying flat prend une ampleur inattendue) et en Europe, où il y est toutefois moins marqué, car le filet social y est plus présent. En tout état de cause, l’évolution du marché du travail dans lequel le salarié retrouve une place plus enviable est souhaitable. Cela se traduira par une meilleure répartition de la valeur ajoutée, mais également une pression supplémentaire sur les marges. Les entreprises gagnantes de demain seront celles qui démontrent une réelle capacité à ajuster leur prix (pricing power) et/ou celles qui parviennent à attirer/retenir les meilleures compétences humaines.

 

Serge Ledermann

1959 Advisors SA

Le 16 janvier 2022

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