La durabilité à l’heure de sa première grande crise

par 13.06.2022Finance, Le Temps

Chronique par Serge Ledermann paru dans Le Temps le 13 juin 2022

Mieux prendre soin de notre planète, apporter plus d’égalité dans la société ou s’assurer que les intérêts de toutes les parties prenantes d’une société cotée soient respectés sont des objectifs dans lesquels la majorité d’entre nous se retrouvent. Toutefois, nous sommes également tous confrontés à d’importants défis dans la mise en œuvre de nos convictions (ou celles des clients) dans les portefeuilles. En fait, avec l’acronyme ESG, chacun peut exprimer opinions et   valeurs. Pour certains, il s’agit de trouver un juste équilibre entre risques et opportunités, pour d’autres il s’agit d’éthique et faire du bien.

En juin 2021, le peuple suisse rejetait de justesse la loi sur le CO2 qui était censée encourager la réduction significative des gaz à effet de serre d’ici 2030. Une taxe similaire devrait bientôt voir le jour dans l’union européenne. Dans le même temps, Shell était contraint par la justice de prendre des mesures plus drastiques afin de réduire ses émissions de CO2. L’an dernier encore, l’Agence Internationale de l’Energie donnait des directives plus strictes aux grandes compagnies pétrolières pour qu’elles cessent de développer de nouveaux projets pétroliers et gaziers. Parallèlement et partout dans le monde, la plupart des organisations de gestion d’actifs examinaient plus en détail la manière de gérer leurs portefeuilles en ciblant de meilleurs scores ESG tout en évitant les plus grands pollueurs. Par voie de conséquence, les fonds thématiques ESG ont vu leurs encours littéralement exploser, tandis que les segments de marchés d’actions considérés comme moins « durables » étaient boudés par une foule croissante d’investisseurs.

Après le boom du durable…

Avance rapide vers juin 2022 :  les prix des matières premières s’envolent, les entreprises de défense reçoivent d’énormes commandes de divers pays qui modifient leur politique militaire, de nombreux experts pointent du doigt les gouvernements et les investisseurs pour avoir sous-investi dans les capacités de production en énergies traditionnelles. Les ressources nucléaires, gazières, pétrolières ou même charbonnières reviennent en odeur de sainteté et sont même considérées comme des solutions temporaires pour des économies toujours très avides d’énergie…

Après de nombreuses années d’argent bon marché, les marchés financiers sont actuellement confrontés à davantage de vents contraires (monétaires et fiscaux), la maîtrise de l’inflation ayant désormais supplanté la croissance comme principale priorité des banques centrales. Sur les marchés des actions, les cours de tous les gagnants de ces dernières années corrigent sensiblement, tandis que les valeurs sous-évaluées et sous-détenues de l’énergie, des matériaux et de la défense s’envolent. Les plus grands fonds mondiaux axés sur les investissements durables sont malmenés, car leur forte pondération en valeurs technologiques les place au centre de la tourmente boursière. Tous les indices ESG sous-performent les indices traditionnels, ce qui contraste fortement avec la surperformance des dernières années. Les valeurs technologiques occupent généralement une place de choix dans les portefeuilles ESG en raison de leur bilan carbone en apparence favorable par rapport à la moyenne des entreprises cotées. En outre, leurs politiques en matière de diversité et de droits de l’homme sont considérées – à tort ou à raison – comme plus exemplaires. Idem pour les sociétés actives dans les énergies renouvelables ou pour les promoteurs de nouvelles initiatives énergétiques qui ont suscité un tel intérêt que leurs cours ont fini par atteindre des niveaux insensés.

L’investissement ESG, un défi de taille

Nous savons tous que l’investissement ESG est un défi de taille. Il n’existe pas de véritable norme, malgré l’émergence d’une taxonomie qui tente de définir les caractéristiques des investissements responsables. Il existe des pratiques qui vont de la sélection du meilleur de chaque catégorie à l’exclusion des acteurs les moins bien notés en passant par la recherche d’impact. Si l’exclusion fait le bonheur de certains investisseurs « simplistes », elle ne résout en rien les enjeux liés à la transition climatique ou à la bonne gouvernance. Les entreprises exclues ne disparaissent pas de la surface du globe, mais sont simplement détenues par d’autres investisseurs. Ces derniers sont probablement moins engagés ou moins désireux de dialoguer avec les organes des sociétés concernées. Un nombre croissant d’investisseurs et de propriétaires d’actifs se plaignent déjà du fait que les investissements ESG n’offrent pas des rendements adéquats ou génèrent des effets d’évitement trop importants, qui finissent par comprimer les rendements. D’autres râlent à propos d’un écoblanchiment rampant.

L’énergie fossile, toujours incontournable

Tout récemment, Blackrock (une société ouvertement en faveur de l’ESG) a développé de nouveaux arguments en faveur des investissements dans le pétrole et le gaz, estimant (à juste titre à mon avis) qu’ils sont essentiels pour réussir la transition. L’Europe, confrontée à la guerre et les effets dévastateurs sur sa politique (naïve) d’approvisionnement énergétique, admet qu’elle pourrait temporairement utiliser du charbon comme vecteur de remplacement.

2022 est l’année de la remise en question des investissements ESG. Exclure complètement (voire aveuglément) des secteurs ou des entreprises essentiels à la transition climatique s’avère être une erreur extrêmement dommageable. Les notations ESG au niveau des pays n’ont pas réussi à identifier les dangers et les mauvais comportements : pensez à la Russie, peut-être à la Chine… A l’évidence, l’investissement suivant des critères de durabilité n’est pas une garantie de meilleures performances, l’investissement thématique n’est attractif que lorsqu’il est mené avec discipline, avec une orientation à moyen terme, et non comme vecteur de propagande. Le « rêve ESG » est confronté à la dure réalité du terrain.

La sécurité, un thème central

Aujourd’hui, Il y a un nouveau thème qui émerge, c’est la sécurité : cybersécurité, sécurité militaire, sécurité énergétique, sécurité alimentaire, sécurité sociale ou encore sécurité sanitaire. La transition énergétique et sociale à laquelle la plupart d’entre nous aspire ne doit pas être sacrifiée sur l’autel de la realpolitik actuelle. La définition d’une trajectoire réaliste et crédible vers le net zéro vaut infiniment plus que les vociférations des extrémistes du climat.  Cette trajectoire s’appuie sur le décommissionnement progressif des énergies fossiles et non sur son abandon immédiat, ou encore sur l’usage responsable des métaux stratégiques tout en assurant un approvisionnement et une extraction la plus respectueuse possible. Tout cela passe par plus d’engagement et moins d’exclusions. L’investissement durable n’est pas mort, il est sans cesse en évolution. L’inaction est comme toujours mauvaise conseillère. Se reposer uniquement sur les initiatives du pouvoir politique est parfaitement insuffisant. Apprendre de son histoire et de ses expériences permet de progresser. Les quelques cas d’écoblanchiment ne doivent pas jeter le discrédit sur toute une branche qui dans sa grande majorité comprend son devoir fiduciaire et les enjeux de notre société.

 

Serge Ledermann
1959 Advisors SA
Le 13 juin 2022

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