Une crise qui rebat les cartes
Article par Serge Ledermann paru dans Le Temps | 17.08.2020
Au mois de mars, à peine le confinement imposé en Suisse, nous tentions de tirer quelques enseignements sur nos modes de vie et nous interrogions sur l’évolution des tendances économiques. Aujourd’hui, nous nous prêtons au même exercice pour les marchés financiers. A l’évidence, les crises façonnent à leur manière les actions des gouvernements, des banques centrales, des régulateurs ou encore des entreprises. Comme évoqué ad nauseam, cette crise est sans précédent par son étendue planétaire, sa nature difficile à maîtriser et son impact économique. Les réponses apportées ont été sans précédent également, tant dans leur ampleur que leurs caractéristiques. Mais quand la thérapie est trop musclée, le danger est que le remède tue le patient.
Incontinence monétaire et monétisation à l’infini
Commençons par la création monétaire qui prend des proportions inédites et se trouve de manière croissante sous influence politique. Nous évoluons clairement – et ceci depuis la Grande Crise Financière de 2008 – dans un modèle « interventionniste » géré par les grands argentiers qui fixent les taux de manière dirigiste, largement en dessous des « taux de marché ». Ces taux de marché – dans les années 80 et 90 – étaient fonction des forces de marché, de manière à permettre une croissance équilibrée et avec une inflation contrôlée. Désormais, la création de monnaie est le résultat de la volonté des gouvernements, qui ont besoin de ces réserves pour financer leurs plans de dépenses et autres rabais fiscaux. En 2020, plus de 4’000 milliards de moyens de paiement devraient être créés par les grandes banques centrales pour principalement acheter de la dette publique, donc pour financer tacitement les déficits. Si la monnaie est par définition un vecteur de paiement, une unité de compte et une réserve de valeur, cette fonction de maintien de la valeur s’érode clairement dans certaines grandes devises, au moment où celle d’unité de compte s’effrite. Ce danger doit clairement être pris en compte par les épargnants et les investisseurs.
Les États deviennent des CIOs (Chief Investment Officers)
L’interventionnisme des gouvernements ne s’arrête pas à la définition des mesures de soutien à l’économie, mais s’étend également à la création (en collaboration avec le Trésor aux Etats-Unis par exemple) de véhicules financiers pour agir directement au sein des marchés. Ainsi, il est possible de choisir où et comment influencer le prix de certains actifs. Ces soutiens divers ont permis de retourner en quelques semaines le marché du crédit qui s’était complètement engourdi en mars. Ce rôle nouveau des banques centrales confirme la « marginalisation » des banques, remplacées par le marché des capitaux (alimenté par les gérants de patrimoines et les acteurs des marchés privés notamment).
L’inflation vaincue à tout jamais?
L’inflation était l’ennemi majeur des banques centrales dans les années 60 et 70, fruit du keynesianisme qui préconisait notamment la sortie des récessions par la dépense publique. Souvent celle-ci s’appliquait à des structures économiques déficientes, générant une inflation galopante, induisant elle-même un phénomène indésirable de stagflation (stagnation économique et inflation). Les années 80 ont vu l’implémentation de stratégies monétaristes plus strictes (sous Paul Volcker, président de la Réserve fédérale de l’époque) tout en contrôlant de près l’inflation. L’arsenal des indicateurs économiques est renforcé de manière à gérer le mieux possible le cycle, tout en s’assurant d’une grande indépendance vis-à-vis de l’influence politique. Ce régime n’a pas survécu à la crise financière de 2008… Mais depuis cette période, il n’y a pas de pression à la hausse sur les prix, malgré l’augmentation massive des bilans des banques centrales. Raison principale, le ralentissement marqué de la transformation monétaire par les banques: moins de demande de crédit dans des économies dont la croissance se tasse et par conséquent les liquidités restent dans les circuits financiers, contribuant à rendre le coût de l’argent proche, voire en dessous, de zéro. L’absence d’inflation devient donc l’argument principal pour ne pas craindre l’incroyable développement des montants de dettes publiques dans le monde. La dette ne coûte plus rien à financer, pourquoi s’en priver? La solution à la crise de la dette est donc plus de dettes! Le seul moyen de la réduire est de créer (comment?) un énorme bond de croissance au cours des prochaines années. A l’inverse, un sérieux affaiblissement conjoncturel mettrait bon nombre de pays et d’entreprises dans l’embarras, déjà que le nombre de « zombies » (entreprises ou pays ne parvenant pas à gagner leur facture d’intérêt!) est à son plus haut historique. Même en cas de retour hypothétique de l’inflation, les banquiers centraux ne seraient pas en mesure de monter les taux (comme Volcker en 1980) par peur d’induire une augmentation insupportable des coûts de financement. Le piège est refermé!
Les marchés divaguent et marginalisent les épargnants
La disparition des taux ne permet plus de rémunérer correctement les épargnants, marginalisant financièrement encore plus les classes moyennes. Les investisseurs – gérants de capitaux de prévoyance inclus – sont contraints de se tourner vers d’autres formes de placement, plus prometteuses, mais plus volatiles et dont les évolutions sont plus aléatoires, comme les actions, l’immobilier ou les placements privés. De plus, les indices boursiers sont de moins en moins le reflet de l’économie réelle car de grands secteurs comme l’industrie, le commerce de détail ou l’énergie ne représentent désormais que des portions congrues de la capitalisation boursière. Les capitaux – grâce à l’effet mouton induit par la gestion indicielle – continuent à se déverser sur les mêmes titres et secteurs dont le poids domine massivement les indices. Comme les obligations les plus sûres ne paient plus et que les marchés des actions sont anormalement concentrés, les vertus classiques de la diversification perdent fortement de leur pouvoir au moment de construire des portefeuilles robustes. Enfin, le maintien du pouvoir d’achat de la devise d’investissement devient prioritaire. Cette contrainte va diriger de manière croissante la construction des portefeuilles. En Suisse, nous ne courons que peu de risques de « debasement » de la devise (avec en prime des coûts de hedging réduits), mais un peu d’or dans le portefeuille ne fait pas de mal! Le monde économique et financier vit une énième révolution. Ceci nous conduit à revoir profondément notre manière d’analyser les politiques monétaires, budgétaires et sociales. Les dangers sont nombreux, tant pour votre portefeuille que pour l’équilibre sociétal.
Serge Ledermann, 17 Août 2020