L’énergie comme arme politique et guerrière
(Dernière !) Chronique par Serge Ledermann paru dans Le Temps le 7 novembre 2022
L’énergie comme arme politique et guerrière
Commençons par une évidence : l’énergie est essentielle au fonctionnement de l’activité économique, tant dans la transformation de matière que dans l’animation des secteurs de services. Sur le plan des citoyens, l’accès à l’énergie (chauffage, alimentation, transport) fait partie des besoins essentiels dans une société dite développée. Plus largement, le développement industriel des deux cents dernières années a été possible grâce à l’émergence de nouveaux modes énergétiques (combustibles divers, puis gaz manufacturé, pour s’étendre à l’hydroélectrique et le nucléaire). Dans les dernières décennies, sont apparues, d’une part les craintes de l’épuisement de certaines ressources et d’autre part, les influences nuisibles de la plupart d’entre elles sur l’environnement, c’est-à-dire la cause majeure des changements climatiques. L’accélération de la transition vers des énergies renouvelables avec faible impact sur l’environnement est donc apparue comme une évidence, tant sociale qu’économique. Il y a toutefois un fossé entre le diagnostic rationnel et l’exécution de cette transition.
L’arrêt des livraisons de gaz de la part de la Russie à ces « clients » européens, en retour des sanctions occidentales (envers un pays bafouant les règles internationales) a démontré toute la fragilité d’un système basé sur la sélection du fournisseur le mieux-disant, quel que soit son profil ou ses travers. L’Europe s’est satisfaite d’une offre promise abondante et à bon compte pour alimenter son réseau de production d’énergie, tant pour ses besoins domestiques qu’industriels. Le cœur manufacturier du continent (centré sur l’Allemagne) a pu ainsi compter sur des prix suffisamment bas pour rester très compétitif dans le contexte mondial. En même temps, il a trainé les pieds dans sa mission de transition.
La problématique de la livraison et du prix de l’énergie est, et a été de tous temps, complexe. Plus spécifiquement en Europe, le marché de l’électricité n’est pas homogène, car constitué de plusieurs sources d’approvisionnement, le prix étant fixé par le fournisseur le plus onéreux (soit le prix spot du gaz aujourd’hui, prix en ce moment « manipulé » par la Russie). Cela signifie simplement que les acteurs les plus performants bénéficient de marges importantes, ce qui génère évidemment beaucoup de ressentiment de la part du grand public. Les dernières estimations des experts tablent sur une augmentation de la facture pour la zone euro équivalent à 6% du produit intérieur brut en 2022 ! Il n’en faut pas plus pour que les gouvernements se mobilisent afin d’atténuer la pression sur les ménages et les entreprises. Cela représente un effort important après celui déjà consenti pour digérer les débrayages liés à la pandémie. L’établissement d’un marché commun de l’énergie n’est pas une tâche aisée, même si cette nécessité est aujourd’hui prégnante. La principale difficulté consiste à disposer de suffisamment de courant au moment souhaité, sachant qu’il est encore difficile de la stocker. Par ailleurs, chaque source démontre des caractéristiques propres selon les usages : le nucléaire pour le courant continu, le gaz pour les hautes chaleurs, le solaire pour le milieu de journée, etc… Deux contraintes sont désormais prises en compte. Tout d’abord, la nécessité absolue d’augmenter la part du renouvelable pour tendre le plus rapidement possible vers le net-zéro, et d’autre part la sécurité des approvisionnements, vu la nature imprévisible, voire hostile de certains fournisseurs…
Est-il raisonnable de maintenir le prix marginal comme référence ? Dans une logique classique de loi de marché, cela peut se comprendre. Mais pour absorber les chocs de prix pour les consommateurs, certains pays ont mis en place des formules de subsides, parfois assorties d’incitation à l’économie d’énergie. Une autre approche consiste à créer une nouvelle taxe aux producteurs qui se déclenche à partir d’un certain niveau de profits (jugés artificiellement excédentaires) sans pour autant intervenir sur les prix. La voie qui semble la plus prometteuse à moyen terme est de laisser le mécanisme de prix fonctionner afin de permettre une allocation optimale des capacités, d’identifier les goulets d’étranglement et surtout accélérer le recours à des ressources renouvelables. Dans le temps court, les plus vulnérables doivent être protégés par des contributions (financées par les profits du secteur notamment), basées sur la hiérarchisation et/ou le volume de consommation. Mais la hausse des prix atteint déjà un objectif majeur, celui de la sensibilisation sur la consommation et les mesures d’économie à prendre. Le Kilowatt le meilleur marché reste celui qui n’est pas consommé.
Si les besoins d’énergie pour l’hiver à venir semblent grosso-modo couverts, la sécurité des approvisionnements dans le long terme est devenue une priorité absolue. Le monde développé et l’Asie ne produisent pas assez de pétrole et de gaz pour assouvir leurs besoins, alors que la montée des énergies renouvelables est pour l’heure trop lente. La compétition mondiale pour l’accès aux ressources (pétrole et gaz pour les besoins immédiates, matériaux pour s’équiper pour la transition) va se poursuivre et maintenir les prix à des niveaux probablement plus élevés que par le passé, pour un certain temps. Des prix élevés constituent une taxe sur les consommateurs et/ou une contrainte sur les marges des entreprises. Dans l’histoire, tous les chocs sur les prix de l’énergie se sont soldés par des tassements conjoncturels significatifs. Mais des prix élevés incitent par voie de conséquence, des mesures d’économie et d’efficacité qui déploient déjà leurs effets.
Aujourd’hui, la transition énergétique est actée, mais mal implémentée, sans planification réaliste entre le décommissionnement des sources jugées obsolètes ou non conformes (nucléaire, gaz) et la montée en puissance des nouveaux vecteurs dits « verts ». Les investissements dans les sources traditionnelles ont été freinés de manière abrupte (aussi pour des considérations de durabilité de la part des investisseurs), alors que les développements des sources alternatives se font à un rythme encore trop pédestre (en raison également d’entraves administratives trop pénalisantes). La revue approfondie de ses équilibres par les pays occidentaux – dans une vision commune et coordonnée – est une urgence absolue. Les approches à suivre doivent avant tout être pragmatiques, déterminées et non idéologiques, sans quoi l’Europe pourrait plonger dans une crise économique et sociale majeure. Une cohabitation plus longue entre sources historiques (en réduction) et énergies vertes (en construction accélérée) est donc nécessaire. Si Poutine a complètement raté son intervention en Ukraine, il réussit pour l‘heure avec son emprise sur les flux gaziers à déstabiliser le continent. Il lui donne dans le même temps l’occasion de réussir plus rapidement sa mue énergétique.
Serge Ledermann
Le 31 octobre 2022