Peur sur la prévoyance ?

par 15.06.2020Finance, Le Temps

Article par Serge Ledermann paru dans Le Temps | 15.06.2020

Peur sur la prévoyance ?

La crise sanitaire actuelle fait apparaître – comme à l’occasion de chaque crise – les peurs de chacun, le temps de l’insouciance étant (temporairement) suspendu. Le pouvoir politique peut utiliser ces moments pour montrer sa présence rassurante (comme en Suisse, en informant correctement et en responsabilisant la population) ou sa force contraignante (comme en Chine ou aux Etats-Unis en désinformant et stigmatisant). Les réponses apportées à la crise économique majeure (dérivée seconde du Covid19) expriment également les différences fondamentales dans les modèles de société.

La fracture atlantique

En principe, et des deux côtés de l’Atlantique, l’objectif est de préserver les revenus des ménages tout en évitant les faillites massives des entreprises empêchées d’exercer leur activité. Philosophiquement toutefois, les méthodes diffèrent en profondeur. Aux Etats-Unis, on laisse les entreprises se séparer rapidement de leur personnel, dans le but de les engager à nouveau tout aussi rapidement lorsque la situation s’améliore. Il faut donc espérer que les entreprises ne déposent pas le bilan dans l’intervalle… En Europe par contre, l’intention première est de préserver l’outil de production en permettant aux employés de conserver une grande partie de leurs revenus grâce au mécanisme du « chômage partiel » (réduction de l’horaire de travail), ce qui permet un redémarrage rapide dès que les conditions sont réunies.

Relevons toutefois que la situation actuelle est sans précédent, comme les réponses monétaires et fiscales qui sont apportées. Les autorités compétentes ont tiré les leçons de la crise passée en organisant rapidement des plans de soutien financiers aux familles (montants forfaitaires comme aux Etats-Unis) ou des programmes de financement (prêts ou subventions) aux entreprises qui conservent leurs employés. Comme l’essentiel du tissu économique est constitué de petites et moyennes entreprises, la compensation face au trou conjoncturel peut se révéler assez efficace. En Suisse, nous avons juste de la peine à comprendre la frilosité de notre grand argentier et de son acolyte somnolant en charge de l’économie à propos des entrepreneurs indépendants…

Aujourd’hui, le dé-confinement est en cours, chacun espérant retrouver rapidement la dynamique conjoncturelle qui prévalait avant la crise. Mais rien n’est moins sûr, car certains secteurs d’activités (loisirs, transport, restauration notamment) vont vraisemblablement porter les stigmates de la crise pendant une longue période. Par ailleurs, le consommateur insécurisé par l’arrêt de l’activité va vraisemblablement constituer plus d’épargne de précaution, ce qui affectera les dépenses de consommation.

Il faut donc s’attendre à un niveau de chômage plus élevé globalement, ce qui ne sera pas sans conséquences sur les finances publiques (déficits en augmentation) et sur les programmes de prévoyance. Si les taux d’intérêt négatifs sont une aubaine pour le financement de la dette, ils représentent un handicap majeur pour la gestion des actifs de prévoyance.

Danger létal ou message politique ?

C’est dans ce contexte particulier que l’autorité de surveillance (Commission de haute surveillance de la prévoyance professionnelle CHS PP) s’est exprimée récemment pour rappeler l’urgence de l’adaptation des paramètres techniques de la prévoyance. La réforme est en cours et les discussions politiques bien avancées, mais la crise actuelle met clairement en évidence la nécessité d’agir de manière rapide, décisive et responsable.

Dans la même communication, les propos tenus (largement relayées ainsi par les organes de presse intéressés par la thématique) concernant les institutions de libre-passage m’ont paru déplacés et contre-productifs, surtout émanant de l’autorité de surveillance : la survie de ces institutions serait en cause… Au moment où certains de nos concitoyens pourraient se retrouver sans emploi et donc contraints d’apporter leurs avoirs de prévoyance à l’une ou l’autre de ces institutions, des commentaires de cette nature ne manquent pas d’accroitre l’anxiété des personnes concernées, comme d’ailleurs de celles dont les avoirs y sont déjà parqués. Rappelons ici que le modèle de prévoyance professionnelle en vigueur en Suisse prévoit qu’une personne au chômage soit assurée obligatoirement pour les risques invalidité et décès auprès de l’institution supplétive, tandis que son capital-retraite (2e pilier) est transféré dans l’institution de libre passage de son choix, soit principalement auprès d’un banque (compte ou fonds de placement) ou d’une assurance (police).

Le compte donne un taux de rémunération proche de zéro, mais le capital est garanti.
Une autre solution bancaire consiste à placer cet avoir dans un fonds de placement d’allocation d’actifs, dont le rendement dépendra de la performance des indices boursiers (parfois très volatile, mais offrant des perspectives de rendements supérieurs à moyen terme). Seul hic en cas de chômage de courte durée, l’obligation de réaliser le portefeuille à un mauvais moment pour l’apporter au nouvel employeur. L’autre solution est de placer son avoir dans une police de libre passage auprès d’une compagnie d’assurance, ce qui permet d’avoir une garantie sur l’avoir placé et un taux d’intérêt légèrement supérieur. Les comptes ou polices de libre passage présentent donc un degré de sécurité élevé, seuls quelques prestataires indépendants disposent des structures moins solides. Il est indéniable toutefois que l’impossibilité (en regard de la loi) d’appliquer des taux négatifs aux avoirs de libre-passage pose un problème grandissant à ces institutions qui subissent les conditions imposées par leurs prestataires bancaires. Comme dans le deuxième pilier en général, seules des stratégies diversifiées de gestion permettent de générer (non sans difficulté) les rendements minimums nécessaires.

Alors pourquoi peindre le diable sur la muraille et effrayer la population pour tenter une fois encore de passer un message politique ? Notre système de prévoyance est bien construit (il s’agit simplement d’une épargne forcée à laquelle participent employés et employeurs), a prouvé sa pertinence (même dans les crises) et s’adresse à tous. Comme tout bon système, il doit s’adapter en continu, et notamment tenir compte de l’évolution de deux éléments déterminants connus de tous : l’allongement de l’espérance de vie au moment de la retraite et la baisse des rendements du capital. L’ajustement des paramètres techniques doit donc être rapidement opéré, de manière à engager la modification des dispositions légales qui encadrent l’organisation et la gestion des capitaux de prévoyance.

La probabilité de perdre son capital de prévoyance en Suisse est quasiment nulle. Le principal souci bien compris de la population est le recul des prestations, car finalement les retraités futurs vont percevoir leur « épargne forcée » au travers d’annuités plus basses mais pendant plus longtemps. C’est la raison pour laquelle il est urgent de réviser les taux de conversion (du capital en rente) pour éviter d’exacerber les clivages inter-générationels, et dans le même temps affaiblir tout le système. L’Europe et la Suisse représentent les derniers bastions du modèle social-démocratique. La protection des travailleurs et l’assurance de revenus à la retraite sont des piliers essentiels à ce modèle. Veillons à les conserver, tant dans leur esprit quand dans leur fonctionnement.

Serge Ledermann, 15 juin 2020

 

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