Les cryptomonnaies, entre rage et passion

par 9.08.2021Finance, Le Temps

Chronique par Serge Ledermann paru dans Le Temps le 8 août 2021

Nos sociétés dites développées se transforment au gré du progrès technologique, de l’ouverture des frontières, du brassage des populations ou encore de l’influence des médias (qui sont désormais plus des vecteurs de propagande que des diffuseurs neutres d’information). Les débats calmes et équilibrés semblent disparaitre au profit de messages enflammés (merci les réseaux sociaux !), de désinformation crasse ou même d’actes de violence. J’en veux pour preuve la guerre de tranchées qui s’est propagée ces derniers mois à propos de la vaccination, pourtant la seule solution crédible permettant d’éradiquer la pandémie. J’ose la comparaison : certaines réactions à l’égard des personnes mettant en doute la légitimité des crypto-devises génèrent une agressivité presque comparable. Pourquoi tant de haine ?

Je commence cette chronique par un « disclaimer » personnel (comme dans toute publication financière de nos jours) : je ne me considère pas comme un expert en crypto-actifs, mais comme un observateur attentif des produits financiers et un allocateur pour portefeuilles à caractère institutionnel. Dans ce cadre, je ne peux que constater l’expansion massive des crypto-actifs (essentiellement les crypto-devises comme le Bitcoin, mais également les tokens non-fongibles, tous basés sur des réseaux informatiques décentralisés) depuis plus de 10 ans. Difficile dès lors d’ignorer cette nouvelle réalité… Mais est-ce pour autant un passage obligé pour tout portefeuille diversifié ?

Aujourd’hui, il existe véritablement une « crypto-communauté » convaincue de l’utilité et/ou de la valeur de cet instrument et prête à en découdre avec tous les sceptiques. Cette mouvance semble trouver son origine dans les réponses, essentiellement monétaires, apportées à la grande crise financière de 2008. Pour beaucoup, ce fut la preuve tangible que le système monétaire et financier mondial ne fonctionne plus correctement, ou plutôt qu’il contribue à creuser les inégalités. Par voie de conséquence, la mise en place d’un système alternatif – qui court-circuite les banques centrales – permettant de faire des transactions de pair à pair au travers d’un réseau informatisé basé sur des codes indéchiffrables constitue une alternative attrayante. La crise sanitaire de 2020 n’a fait que renforcer cette conviction, la recette apportée étant essentiellement la même, augmentée de soutiens fiscaux massifs. Pour la « tribu crypto », la dépréciation (« debasing ») ainsi programmée des grandes devises est désormais en route, enlevant toute crédibilité aux banques centrales. Par ailleurs, la dynamique positive des cours du Bitcoin (et de ses pairs) a permis à une majorité de participants de gagner rapidement beaucoup d’argent, attirant dès lors de nombreux suiveurs désireux d’en faire autant. Le côté un peu anarchique de ce segment (système non contrôlé, novateur et technologique, divertissant même !) présente un attrait évident pour une partie grandissante de la population. C’est précisément ce qui commence à inquiéter les banquiers centraux et les autorités (régulateurs, fiscs notamment). Chacun y va désormais de son refrain. Les départements de la Justice et du Trésor américains ont annoncé le renforcement des contrôles autour des crypto-actifs pour éviter qu’ils ne soient utilisés pour des activités illégales ou indûment spéculatives. Une mention est désormais obligatoire pour les déclarations fiscales. De la Chine proviennent également de nombreux signaux négatifs. Les autorités de la province du Sichuan ont ordonné la fermeture des mines de crypto-actifs (la Chine représenterait plus de la moitié de la production mondiale de bitcoins). La Banque centrale entend désormais réprimer, voire interdire, les échanges en crypto-devises. Parallèlement et plus globalement, les plateformes de transactions voient leur rayon d’action se réduire considérablement. En finalité, les messages sont autant d’avertissements (sur les pertes potentielles) que d’interdictions (d’utilisation). En réalité, il y a également la crainte (pour les banquiers centraux) de perdre le contrôle… Le marché des crypto-actifs est certes large (on recense plus de 5’000 crypto-devises à ce jour pour plus de 2’000 milliards de dollars de valeur), mais pas encore de nature à déstabiliser l’ensemble du système en cas de forte baisse. On l’a bien vu en mai/juin dernier lors de l’effondrement des cours (50% entre le plus haut et le plus bas !). Les banques centrales tentent également de répliquer en évaluant les avantages d’une version digitale de leurs propres devises, ce qui ne constitue évidemment pas une alternative valable pour les initiateurs « anarchiques » à l’origine du mouvement.

Des experts aussi réputés que Nassim Taleb et Nouriel Roubini ont exprimé des opinions très sévères à l’égard du Bitcoin, estimant qu’il n’a aucune valeur, que tous les critères d’une devise crédible ne sont pas satisfaits, et que même les caractéristiques d’actif financier font défaut… Les réponses de la « tribu crypto » ne se sont pas fait attendre et ont été d’une rare violence. C’est eux contre nous !

Pour notre compte, l’évolution un peu folle du bitcoin ne rassure pas.  C’est indubitablement un actif spéculatif, probablement pourvoyeur de sensations fortes (par sa volatilité très élevée, dans une tendance jusque-là haussière), avec un caractère hautement émotionnel (car livré à des avis et commentaires de toute nature, notamment par des icônes comme Elon Musk). Les épisodes récents de volatilité extrême confirment que l’évolution des cours reste fortement influencée par quelques leaders d’opinion (hors de tout contrôle), démontrant ainsi que le critère de « réserve de valeur stable » n’est pas rempli. Par ailleurs, le bitcoin n’est pas un moyen de paiement, car très peu utilisé. Enfin, la vertu vantée de dé-corrélation ou la capacité de couverture contre l’inflation n’est clairement pas avérée.

Si la technologie « embarquée » dans les crypto-actifs (la blockchain) présente un intérêt certain, qui sera largement exploité par de nombreuses professions, les véhicules financiers qui en découlent ne remplissent pas les critères de base pour intégrer des portefeuilles « multi-assets » diversifiés. J’ai conscience que mes propos peuvent attirer le même type de verve acerbe que mes illustres collègues mentionnés plus haut. Je renvoie donc les afficionados agressifs des crypto-actifs à mon « disclaimer » de début de chronique. Je ne suis inféodé à aucun véhicule d’investissement spécifique, je suis juste un allocateur qui tente d’effectuer son travail correctement pour mériter la confiance de ceux qui me mandatent.

 

Serge Ledermann

1959 Advisors SA

Le 4 août 2021

Share This