La grande fissure
Chronique par Serge Ledermann paru dans Le Temps le 4 avril 2022
Depuis bientôt 10 ans, nous nous posons régulièrement des questions fondamentales sur la fiabilité et/ou l’équilibre du « grand meccano » mondial des échanges. Dès 2017, les coups de boutoir sur les accords commerciaux internationaux de l’administration Trump avec son « America First », suivis de près par la pandémie qui a mis en lumière la fragilité des approvisionnements dans de nombreux domaines, nous ont soudain éveillés aux enjeux de dépendance et de confiance à l’égard de nos partenaires. En réalité, les effets positifs de la globalisation ont commencé à sérieusement s’amenuiser depuis près de 15 ans, soit au moment de la grande crise financière. Le commerce mondial depuis lors ne cesse de se contracter. De nombreux experts n’hésitent désormais plus à parler de la fin de la mondialisation et des bénéfices de la chute du mur de Berlin en 1989. Nous considérons d’ores et déjà que la tragédie en Ukraine va se traduire par des changements profonds dans les grands équilibres politiques, commerciaux et militaires mondiaux. Comme tout le monde l’a bien compris, la confrontation actuelle va bien au-delà des rêves délirants d’un dictateur, elle met en exergue le fossé profond entre régimes autocratiques et démocratiques. Nous n’entendons pas ici nous substituer aux experts pour commenter les actions diplomatiques et militaires, mais bien nous concentrer sur l’observation économique. Pour ce faire, un petit retour en arrière n’est certainement pas inutile.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’Union soviétique ne parvient pas à faire décoller son économie, sa part dans le commerce mondial est anecdotique : elle ne fait des affaires – souvent sous forme de troc – que dans le cadre du COMECON, sorte de club de sympathisants communistes. Pendant ce temps, l’Europe et les États-Unis connaissent un véritable boom économique, porté par la reconstruction et le progrès industriel. Au même moment, le contexte social et économique de la Chine de Mao n’était guère plus réjouissant, mais une certaine ouverture se dessine un peu plus tard sous l’égide de Deng Xiaoping qui comprend que les échanges commerciaux peuvent permettre au pays de se renforcer, sans pour autant sacrifier son modèle politique. La faillite du régime soviétique à la fin des années 80, qui amena la chute du mur et l’ouverture de l’ensemble de l’Europe de l’Est sur le monde, s’est traduite par une amélioration sensible du niveau de vie des populations concernées. Idem en Chine, qui a pu accéder à l’Organisation mondiale du commerce en 2001 et ainsi prospérer dans un cadre dynamique. A l’inverse, si la croissance économique est demeurée atone en Russie au cours des 30 dernières années, c’est simplement la conséquence d’une politique industrielle monolithique, axée uniquement sur les matières premières (énergie et agriculture essentiellement) et sur l’armement. Pendant ce temps, la Chine – dont le produit intérieur brut était l’équivalent de celui de la Russie en 1990 (!) – s’est inscrite dans une trajectoire très dynamique en diversifiant ses secteurs de compétences. Sur un plan plus général, la globalisation des échanges a permis de réduire considérablement la pauvreté sur la planète, certes en créant une empreinte écologique dégradée.
S’il est encore difficile de définir avec précision les contours du monde de demain, nous entrevoyons une division entre zones concurrentes sur le plan idéologique, enterrant littéralement l’ordre multilatéral qui a émergé voici 30 ans. En effet, la recherche effrénée de producteurs à moindre coût en sollicitant à l’extrême le transport (longtemps assez peu onéreux) de biens à travers les continents touche vraisemblablement à sa fin. Le commerce international sera par voie de conséquence freiné et/ou réorienté. Le phénomène très dynamique de globalisation s’est traduit par une baisse régulière des prix, ce qui a permis aux banques centrales de maintenir des taux bas, facilitant par voie de conséquence le financement de projets industriels et financiers à bon compte. D’autre part, à l’avenir, une partie plus importante des budgets nationaux sera à nouveau consacrée à la défense. L’opinion publique étant considérablement chahutée depuis la pandémie, les populations sont aujourd’hui particulièrement inquiètes de la dépendance fragile à l’égard de certaines de leurs contreparties dans les circuits d’approvisionnement. Si les États-Unis ont compris depuis quelque temps déjà qu’une plus grande autonomie énergétique, alimentaire et technologique était indispensable, l’Europe ne peut malheureusement pas en dire autant. Première bénéficiaire de la globalisation qui lui a permis de trouver de nouveaux débouchés (l’UE est le premier partenaire commercial de la Chine !), l’Europe constate aujourd’hui avec effroi l’ampleur de sa dépendance sur tous les plans stratégiques. La révision complète des circuits d’approvisionnement avec un effort marqué vers la relocalisation de nombreuses unités de production va se traduire par une concurrence accrue pour les ressources essentielles et la poursuite du recul du commerce mondial. Globalement, nous considérons que les bénéfices de la division internationale du travail vont se diluer (sans disparaitre toutefois), les avantages compétitifs (de la spécialisation ou de l’accès à certaines ressources) devant être redéfinis.
La « régionalisation » de la production et des échanges présente autant d’avantages que de dangers. L’investissement dans de nouvelles compétences industrielles est stimulant et créateur tant d’emplois que de valeur. Toutefois, il n’est pas réaliste de créer de toutes pièces un écosystème régional comparable au grand meccano mondial d’approvisionnement, même à l’échelle d’un vaste continent comme l’Europe. Le remplacement de livraisons en énergie par la Russie ne se fera pas en quelques mois, même avec l’ambitieux (mais peu réaliste) programme REPowerEU. Nous ne pourrons donc pas renoncer aussi rapidement que prévu aux énergies traditionnelles, bien que la marche forcée vers les énergies renouvelables et les mesures d’amélioration de l’efficacité seront accélérées. Par ailleurs, il ne s’agit pas que d’énergie, mais bien aussi de produits agricoles, de métaux industriels (qui entrent dans la composition de nombreux produits domestiques et participent également à la transition « verte ») ou encore de semi-conducteurs, omniprésents dans notre quotidien, dont la pénurie actuelle affiche au grand jour notre vulnérabilité. Tout ceci aura un coût non négligeable, car toute forme de protectionnisme (même si on parle plutôt de stratégie d’évitement et de réduction de dépendance) dope l’inflation. Ainsi, d’un phénomène décrit encore comme passager par les grandes banques centrales à l’automne dernier, nous avançons dans une période plus longue d’inflation et de taux d’intérêt plus élevés. Les banques centrales sont soucieuses de maintenir leur crédibilité en contenant les attentes inflationnistes de moyen terme et vont donc se montrer à la fois fermes et flexibles. Le retour à la normalité monétaire est périlleux dans ce nouvel environnement. Le temps court est marqué par l’isolement de la Russie et la méfiance à l’égard des « alignés » comme la Chine et l’Inde, ainsi que par la modification des flux commerciaux et la gestion des mouvements migratoires. Le temps plus long sera marqué par l’établissement d’un monde aux contours différents et des conditions-cadre moins favorables, tant pour la croissance économique que pour la dynamique des marchés financiers.
Serge Ledermann
1959 Advisors SA
Le 4 avril 2022